USINE

Projet USINE

De tout temps, la sculpture a entretenu un rapport passionnel avec sa propre technicité. Certes, cette affirmation est valable pour tous les médiums d’expressions. Avant d’être une expression esthétique, l’œuvre d’art repose sur la mise en œuvre d’une technique artistique. Pour autant, si tout peintre maîtrise normalement la peinture, il peut en aller différemment dans les arts plastiques. La fonte d’un bronze de grandes dimensions induit de tels enjeux techniques que les artistes, selon les lieux ou les époques, n’ont pas toujours eu les compétences ou les infrastructures pour réaliser de leurs mains la production matérielle de leurs œuvres. Hors champ, la figure du sculpteur appelle une multitude d’autres figures, mouleurs, fondeurs, ciseleurs, patineurs, praticiens, dont l’addition compose non pas le métier, mais les métiers de la sculpture.

Au 17e siècle, dans le contexte de la création de l’Académie, l’institutionnalisation de l’art comme pratique savante vient accentuer davantage le hiatus entre inventio, pure création, et production matérielle. Progressivement, l’exécution physique des œuvres, même fidèle et authentique, devient traduction, presque au sens ou Nelson Goodman distingue les arts autographiques des arts allographiques. Dans la pratique, cet hiatus est aussi le lieu d’une spécialisation professionnelle et, partant, d’un développement spectaculaire des possibilités de la reproduction dans le champ de la sculpture. Sur base d’un même modèle en terre, en cire ou en plâtre, l’œuvre peut être moulée, tirée, reproduite, multipliée, presque à l’infini, tant en pierre qu’en bronze, ou en d’autres matières. 

À partir de la fin du 18e siècle, et notoirement au 19e siècle, les révolutions industrielles vont accentuer cette dynamique. Sous le régime de la division du travail, les métiers se spécialisent. Stimulées par les besoins militaires dans le contexte des guerres napoléoniennes, les fonderies ont désormais la capacité de produire des bronzes monumentaux sur base de la technique de la fonte au sable. Dans un contexte de course à l’innovation technique, les inventions se multiplient, notamment dans le domaine de la reproduction. Entre fantasme autour des « machines à sculpter », pantographes et mise-aux-points, les praticiens sont désormais capables de reproduire n’importe quelle œuvre au format désiré.

Dans ce contexte, interroger la technique, ou plus exactement, le rapport de la sculpture à la technique, tout comme se questionner sur le rôle des révolutions industrielles dans l’évolution du champ artistique, prend tout son sens. Ces révolutions sont véritablement le creuset de profondes mutations dans l’histoire de la sculpture, mutations dont les conséquences sont encore perceptibles dans les pratiques actuelles de ce médium d’expression. Au-delà des évolutions technologiques, l’industrie produira pour ses besoins propres de nombreux matériaux dont les sculpteurs s’empareront au fil du temps. La fonte de fer, par exemple, connue depuis longtemps en Chine, prend son essor au 19e siècle au sein du « procédé indirect » de production industrielle de fer. On peut parler des bétons, des ciments, des aciers et, plus tard, des matières plastiques, dont les sculpteurs interrogeront les qualités singulières.  Au final, dans les années 1960, dans leur entreprise de désubjectivisation de la création, les artistes minimalistes iront même jusqu’à adhérer aux principes de création selon une trame industrielle, produisant parfois de simple « propositions » mises en œuvre par des entreprises spécialistes sur base de matériaux « froids » issus de l’industrie, verre, métal, néon, etc. Ici, le dialogue entre art et industrie prend une dimension herméneutique dès lors qu’il implique un profond remaniement du statut même de l’œuvre d’art et de sa (ses) lecture(s) ou interprétation(s).